Baleines bleues
Dieu contemple son Œuvre. Enfin,
plutôt, il contemple quelque chose que dans sa mégalomanie il a créé avec
l’ambition avouée d’en faire quelque chose de parfait. Le à son image
vendu et revendu. Et il s’avoue que c’est quand même franchement un échec.
« C’est moche, c’est nul, c’est
raté. » grommèle-t-il. Elle est loin la perfection initiale, le jardin
d’Eden, les Hommes heureux et libres. Devant lui s’étale un spectacle désolant.
Aux quatre coins du globe on se tue, on s’étripe, on s’assassine, on se
bombarde, on se mutile, on se s’entretue, on se viole ; les guerres
éclatent pour des oui, pour des non. Le monde se réchauffe peu à peu, comme une
immense cocotte-minute : les forêts s’embrasent dans de gigantesques
incendies presque incontrôlables (« Presque, heureusement, j’ai inventé à temps
le Canadair et les pompiers. » songe Dieu), les pluies sont tantôt
diluviennes, tantôt absentes. Où est-passée la douce ondée de printemps qui
nourrit les bêtes aussi bien que les Hommes, qui verdit les prairies et
rafraîchit la peau ? Disparue avec les torrents de boue d’une berge qui
s’effondre. Les arbres périssent desséchés, les déserts avancent aussi vite que
les glaciers reculent.
« Bref c’est quand même
devenu l’antithèse de ce que j’avais imaginé. Et ce n’est quand même pas
ma faute ! Ils ont tout salopé ces cons. Tout.
-
Fallait pas inventer le pétrole.
-
Tiens t’es là toi. »
Satan opine. Il est toujours là,
pas très loin, puisque son existence ne tient que par l’existence de Dieu. On a
pu gloser des heures, noircir des pages, imaginer des anges déchus, le Diable
n’a de légitimité que par rapport à un dieu. A quoi sert l’un si on n’a pas
l’autre ? C’est comme le noir et le blanc, le bien et le mal, le bon grain
et
« Oui l’ivraie, je sais.
-
Arrête de faire ça !
-
Faire quoi ?
-
Lire dans mes pensées ! Tu sais bien que je
déteste.
-
Je suis omniscient, ce n’est pas ma faute.
-
T’es omnichiant, oui.
-
Toi t’es vulgaire.
-
Vaut mieux être vulgaire que voyeur.
-
Tu parles.
-
Si.
-
Non. »
Ils se turent soudain, conscients
tout deux que ces querelles aussi stupides que puériles n’auraient plus dû
être. Mais voilà, en couple immémorial, ils avaient leurs petites habitudes,
leurs routines. Dont les chamailleries vaines. Dont les bouderies.
« C’est vrai que c’est pas très
engageant ton monde. Enfin, moi je m’y retrouve. En continuant comme ils font,
je ne vais bientôt plus avoir de place en enfer. Je vais peut-être racheter le Purgatoire.
De toute façon plus personne n’y va.
-
Si. Les catholiques. Les croyants qui veulent se
racheter.
-
Mon œil. Il n’y a plus personne dans tes
églises.
-
Mes mosquées sont pleines !
-
C’est pas faux. Mais c’est temporaire, je te
l’ai dit. Conjoncturel. Des milliards de musulmans pauvres se tournent vers
toi, mais donne leur un peu plus de richesse et tu verras.
-
Mais non… ils croient. Ils prient. Et je ne te
parle pas des bouddhistes, des juifs, des peuples premiers, des
-
Des pauvres. Tous des pauvres. Ils se réfugient
en Toi. C’est bien un peu la parole qu’a répandu le grand couillon en ton nom, il
me semble ? »
C’était vrai. Le fils (enfin un
des fils, parce que les prophètes, il en avait une bonne douzaine sous la main.
Des femmes, des hommes peu importe. Il s’agissait juste de prêcher pour Lui,
rien de compliqué), avait fait n’importe quoi. Il jouait à faire des miracles.
Quelle intelligence ! D’une part ça agaçait les autorités romaines qui ne
voyaient pas d’un bon œil que n’importe qui puisse faire le travail de Junon et
Jupiter, d’autre part on se tournait vers Lui simplement parce qu’il changeait
l’eau en vin. Belle motivation… A la fin ça avait forcément mal tourné. Et Il
n’avait rien pu y faire. Père pourquoi m’as-tu abandonné ? Je ne t’ai pas
abandonné, mais il y a un moment où même moi je suis démuni face à la stupidité.
« Je crois que je vais tout
détruire.
-
Allons, t’es pas sérieux !
-
Si. Je réduis tout en cendres.
-
T’as déjà fait le coup, mais avec de l’eau je te
rappelle.
-
Oui. Mais là je ne sauve personne. Pas d’arche,
pas de Noé, pas de mont Ararat. Plus rien. La Terre nue. Du caillou, du sable,
des rochers. Et je repars à zéro.
-
Ah… Mais…
-
Mais rien. Les artistes font ça, et donc j’ai le
droit.
-
Oui mais je vais me retrouver au chômage moi. Tu
sais bien que si j’ai plus d’âmes à torturer, je ferme la boutique. T’es
gonflé, tu penses un peu qu’à toi. »
Satan est colère tout de même. Il
est habitué aux délires de son comparse, mais sent que cette fois-ci ce n’est
pas comme d’habitude. Que Dieu est on ne peut plus sérieux.
« J’en ai marre. Tu
comprends, je suis las. J’ai créé l’Homme et la Femme. Egaux, semblables.
J’avais tout bien fait, du début à la fin. Et ces cons, parce qu’il n’y a pas
d’autre mot, ont réussi à assoir la domination de l’un sur l’autre. C’est pas
possible d’être aussi stupide ! Je ne sais pas quel crétin a été inventer
l’histoire de la côte. Une femme c’est pas une côtelette bon sang ! Et
c’est tout à l’avenant : je fais des forêts, ils les arrachent. J’invente
le dodo, l’auroch, ils les exterminent. Heureusement que le loup a pu se cacher
à temps ! La barrière de corail ? De la dynamite. Le gaz carbonique
pour la photosynthèse ? La pollution ! La vache ? Les feedlot !
Mais zut ! Ils ont quoi dans la tête ?
-
Je reconnais que vu comme ça…
-
Bon tu y es aussi pour quelque chose,
hein ! Sans toi et ton serpent, on n’en serait peut-être pas là…
-
Qui a créé le serpent ? Tu me
rappelles ?
-
Oui bon… »
Dieu se tait. Pensif, bougon il
contemple. Sur son visage impénétrable on devine tout de même un peu de colère,
de tristesse aussi.
« La baleine bleue.
-
Quoi la baleine bleue ? »
Dieu déteste qu’on le fasse
sortir de sa rêverie, surtout pour lui parler cétacé.
« Ben t’as créé la baleine bleue.
Et rien que ça, ça sauve tout le reste. »
C’est vrai. Satan a touché le
point sensible, la corde la plus délicate de son âme. Parce que oui, lui, Dieu
est très fier de sa création. La baleine bleue… Un être gigantesque, sans dent,
donc de facto sans violence, qui occupe les espaces marins avec une grâce et
une perfection inouïe alors que son corps n’est pas prévu pour, un amour sans
limites pour ceux de son espèce. Et puis, a-t-on jamais vu une baleine bleue
taper sur un dauphin ? Envahir le territoire du poulpe ? Détruire les
terres du beluga ? Non… La beauté à l’état pur. L’idéal. Son chef d’œuvre,
même s’il ne l’avouera jamais.
« C’est vrai. Ben je peux
tout détruire sauf les baleines bleues !
-
Ça va faire vide.
-
Oui mais beau.
-
Oui… Enfin ça va faire vide les déserts sans
dromadaires et fennecs.
-
M’en fout des dromadaires et des fennecs.
-
Moi pas. »
Satan a toujours aimé
l’étrangeté : le fennec avec ses oreilles immenses, le dromadaire avec une
seule bosse. Il leur trouve du charme. Une douceur. Quelque chose. Le Beau est
toujours bizarre a dit le poète. Les cornes au sommet de son crâne n’y sont
peut-être pas pour rien.
Le silence se fait un instant.
Pensifs, ils regardent la Terre tourner lentement sur elle-même dans le vide
intersidéral.
Satan trouve ça magnifique. Le bleu
des océans, le vert des forêts, quelques sommets encore enneigés. Il est bien
conscient que son job c’est faire le Mal. Et il ne rechigne jamais à le faire.
Mais quel Mal existe si le Bien n’est pas là ? On ne saurait définir l’un
sans l’autre. Et ce serait tout de même dramatique que Dieu fasse ce que Satan
considère comme ses prérogatives. Depuis des éons c’est lui le pourvoyeur
d’épidémies, de meurtres plus ou moins barbares, de famines et d’inondations
épouvantables. Bien sûr, Dieu eut des soubresauts, des colères, et la Terre
s’en trouva meurtrie, mais c’était tout de même rare. Alors que lui, le Diable,
œuvrait de jour en jour à l’ignominie, la bassesse, le petit geste scélérat et
mesquin. Il faisait son métier avec conscience et sérieux. Pour que l’autre
dans un élan de lucidité coupable se précipite et jette tout ? Mais
non !
Non vraiment il ne peut se
résoudre à voir toute vie disparaître.
Il aime autant son travail que
bien d’autres et il aime la Terre telle qu’elle est.
« Dieu ? »
Celui-ci semble perdu dans ses
pensées. Les yeux rivés sur un coin d’océan, il contemple un baleineau, bien
évidemment bleu, s’égayer dans un champ de plancton. La mère couve sa
progéniture d’un regard tendre. Le spectacle est sublime. Des lumières aux
reflets changeants percent la surface, au loin on entend un rorqual pousser ses
lamentations, l’océan chante ses murmures.
« Dieu ?
-
Quoi ? »
Le ton est peu amène.
« Tu ne peux pas tout casser.
-
Je t’ai déjà dit que je n’allais pas me gêner.
-
On se connait depuis combien de
temps ? »
L’être suprême médite un instant.
C’est vrai ça depuis combien de temps sont-ils associés l’un à l’autre… Tant de
millénaires, des kalpas et des kalpas. Bien entendu les Hommes ont inventé des
tas d’histoires pour donner une origine à peu près présentable à Satan. On a
même parlé d’ange déchu. Mais la vérité est qu’ils ont toujours été là, main
gauche et main droite de la Création.
« Depuis toujours peut-être bien.
-
Oui c’est ce que je crois aussi.
-
Et ?
-
Et tu veux me faire disparaître aussi,
alors ?
-
Bien sûr que non ! Tu sais très bien que je
tiens à toi. Et puis vénérer un dieu sans avoir l’aiguillon de son pendant
négatif ça n’a aucun sens.
-
Et pourtant. Si tu fais disparaître toute vie
sur Terre, et même si tu gardes tes baleines, que va-t-il me rester ?
Rien. Je n’aurai plus de complot à fomenter, de mauvaises pensées à induire.
Qui déchainera le cœur des Hommes ? Qui lancera des virus
improbables ? Qui ?
Je suis le seul
qui sache faire ça pour le mieux !
-
Tu vois où ça nous mène ? Tu en as
conscience quand même ? Je veux bien que mes créatures soient imparfaites
et parfois franchement cons, mais quand même tu y es pour beaucoup aussi !
Si tu disparais je serais on ne peut plus tranquille.
-
Tu vas t’ennuyer. »
C’était probablement vrai. Même s’il
avait une grande capacité à accepter la solitude, la présence d’un autre est
tout de même appréciable. Et puis, il devait reconnaître qu’il éprouvait
quelque chose pour le diable. Pas de l’amour, si tant est que ce mot puisse avoir
un sens précis et définissable, mais plutôt une sorte d’affection, de lien fait
du temps passé ensemble, de la complicité des vieilles connaissances. A chaque
crasse de Satan, Lui répondait par de minuscules miracles presque imperceptibles.
Que l’un invente la poudre à canon, l’autre créé le feu d’artifice ; qu’il
mette au point la bombe H, quelques temps après apparaît la radiographie. Ou
l’inverse, il ne sait plus. Qu’importe.
Mais sans lui que fera-t ’il ?
Un monde à son image exclusive ? Où tout va toujours bien tourner ? Ca
promet quelques moments sublimes, mais tout autant d’ennui !
Quel dilemme…
« Je n’en sais rien. Je suis
fatigué tu vois. Fatigué de voir la Terre transformée en champ de bataille,
fatigué de la voir bruler, fatigué de voir les gens monter dans des avions pour
aller faire leurs courses, fatigué de voir disparaître mon Œuvre.
-
Mais tout n’est pas foutu, tu le sais
bien ! Tu peux insuffler du courage aux Hommes, tu peux montrer la beauté
dans toute chose, révéler les consciences, donner la foi, faire croire !
-
Pour que tu pourrisses tout ?
-
C’est le jeu, la règle. Tu ne peux pas la
remettre en question.
-
Règle à la con.
-
C’est comme ça.
-
C’est moi qui fais les règles.
-
On croirait entendre un humain. »
Dieu pique un fard. C’est vrai
que c’est lui qui a voulu équilibrer la balance, donner une possibilité au noir
d’exister aux côtés du blanc.
« On ne change pas les règles en
plein milieu, Dieu. Je suis loyal, moi. Je fais saloperie sur saloperie, mais
toujours avec la plus grande honnêteté, avec la plus grande justice.
-
Ça c’est vrai, mais avec un peu trop de
constance…
-
Je suis un acharné du travail.
-
Ça… »
Que dire, que faire… Céder à son
désir premier ? Tout détruire ? Recommencer ? Recréer ?
Mais pour quoi faire ; s’il garde Satan à ses côtés, les choses tourneront
de la même manière. Il y aura toujours des gentils, des méchants, des bons, des
brutes, des truands et des sages. S’il l’ôte, un ennui insondable risque de
naître. Il ne faut pas confondre courage et fatuité, songe-t-il, et pour le
coup peut-être que son orgueil est un peu démesuré.
Et puis, ne prenait-il pas grand
plaisir à contrer les fourberies de son comparse ? C’est toujours plaisant
d’avoir le beau rôle et de savonner la planche de son adversaire ! Life
is a game paraît-il.
C’est tout de même compliqué
d’être Dieu. Peut-être est-ce pour ça que les humains sont aussi complexes,
torturés ? Il s’arrête un moment à cette idée. S’ils sont à son image,
alors ils auront hérité aussi de ses états d’âme, de ses moments d’angoisses et
de doutes, de ses indécisions. Il ne peut donc pas vraiment leur reprocher
d’être qui ils sont. Surtout que Satan ne fait que faire son travail, rien de
plus.
Dieu ne sait plus. Dieu
s’interroge. Il irait bien piquer un roupillon, manger un carré de chocolat,
enfin n’importe quoi qui lui permette de se libérer un instant du poids de la
décision. Mais est-il obligé à ? Qui lui impose quoi que ce soit si ce
n’est lui ?
Un long soupir s’échappe de sa
poitrine.
« D’accord, je ne touche à rien.
-
Ah ! Grande nouvelle ! Te voilà enfin
sérieux !
-
Je fais sûrement une bêtise. Mais que veux-tu à
mon âge… Maintenant laisse-moi, je veux regarder mes baleines. »
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